Le Vieux Hull après le Petit Chicago
- katerinafrederic
- 20 déc. 2015
- 11 min de lecture
Ivresse, prostitution, maisons de jeu illégales et tensions entre anglophones et francophones : curieux passé pour une ville qui détient aujourd’hui la première place dans le palmarès des cinq meilleurs endroits où vivre au Canada.
Vue du Parlement d'Ottawa sur la ville de Gatineau aux abords du Pont Alexandria.

Avec un peu plus de 265 000 habitants, la ville de Gatineau se place au quatrième rang des villes les plus populeuses selon l’Institut de la statistique du Québec. En bordure ouest du Parc de la Gatineau et longeant au sud la rivière des Outaouais, la grande ville de Gatineau se qualifie de tranquille et sécuritaire. Les chiffres des différents services de police de la région d’Ottawa-Gatineau montrent d’ailleurs que le taux de criminalité n’est que de 3,96% pour Gatineau et 3,31% pour Ottawa, en 2014.

Alors que plusieurs s’entendent pour dire qu’il s’agit d’une « belle petite ville tranquille » où élever une famille, la réalité de son centre-ville, affectueusement appelé le Vieux Hull par les habitants, est tout autre : le taux de criminalité dépasse encore aujourd’hui les 7%, selon les chiffres du département de police de Gatineau. Il faut fouiller l’histoire de l’ancienne cité de Hull pour comprendre l’origine du phénomène : « Hull détient le plus haut taux de criminalité dans la province alors que 35% des crimes sont commis dans son centre-ville, généralement entre minuit et 6 heures du matin (traduction libre) », rapporte le journaliste Jack Aubry du Local Citizen en octobre 1985.
Pourtant, au regard du taux de criminalité national actuel de 5,05%, la région d’Ottawa-Gatineau mérite aujourd’hui son titre de la meilleure ville où vivre au Canada selon le rapport Who’s your city? publié en 2008 par l’urbaniste de renommée mondiale Richard Florida. Cette région a reçu le statut de la meilleure ville pour les individus en mi- carrière, les familles ainsi que les retraités. Selon le rapport, la région serait également la deuxième meilleure ville où vivre pour les parents monoparentaux et les célibataires.
France Turcotte, mère de famille monoparentale et technicienne en éducation spécialisée, considère qu’il s’agit d’une région idéale pour élever une famille. « Il y a plein d’endroits à visiter comme le lac Pink, le parc de la Gatineau, les chutes Rideau et le Parlement d’Ottawa. Il y a beaucoup d’emploi et un fort intérêt pour l’éducation. »
Reconnu par tous les amateurs de plein air, le Parc de la Gatineau qui représente plus de 360 km2 de forêt protégée accueille annuellement 2,7 millions de visiteurs, selon la Commission de la capitale nationale. De plus, il est situé à seulement quinze minutes du Parlement d’Ottawa. France souligne également que l’Outaouais regorge de possibilités d’emploi. Le taux de chômage en aout 2015 n’était que de 6,9% pour l’Outaouais alors que le reste du Québec se situait à près de 8%. Fortement encouragée par le gouvernement fédéral, l’éducation universitaire touche de 31,2% des jeunes de l’Outaouais contre 29,8% dans le reste de la province. Ottawa parvient aisément à charmer les étudiants avec de généreuses bourses d’études pour promouvoir l’éducation francophone dans la capitale nationale.
Beaucoup de jeunes gatinois soulignent le caractère ennuyeux de leur ville. Plusieurs d’entre eux choisissent de s’exiler vers Montréal la grande métropole, dont Yannick Lauzon-Lévesque qui affirme que la concentration des activités et des bars dans le Vieux Hull additionné du manque de transport en commun tuent la dynamique que pourrait avoir le quartier. « La ville de Gatineau est une ville complètement monotone, mais idéale pour les familles qui souhaitent s’établir en campagne tout en conservant les commodités de la ville. »
La ville de Hull à l’heure de la prohibition
Le haut taux de criminalité qui a dessiné le visage de la petite ville ouvrière est le fruit de sa position géographique ainsi que des divergences sociales et politiques entre les deux provinces. Située à une quinzaine de minutes de voiture du centre-ville d’Ottawa, là où les lois en matière de consommation publique d’alcool sont plus restrictives, la ville de Hull a très tôt été le théâtre de l’affluence d’Ontariens en quête de bon temps.
Pour faire la fête au Québec, il faut être âgé de 18 ans et acheter sa dernière consommation avant 3 heures du matin alors qu’en Ontario, il faut attendre 19 ans et commander avant 2 heures du matin. Pourtant, aujourd’hui encore, le Vieux Hull est le seul secteur du territoire québécois à devoir fermer ses débits d’alcool à 2 h du matin depuis l’application d’une politique d’harmonisation de l’heure de fermeture des bars mise en place par un des anciens conseiller municipal de la ville de Hull, Claude Bonhomme, en 1997.
Le programme Tolérance zéro organisé par le chef de police recommande la fermeture des bars à compter de 1h du matin comme à Ottawa, l’inspection rigoureuse des débits d’alcool à Hull et l’augmentation de la présence policière. En 1996, la ville d’Ottawa obtient la permission de fermer ses bars à 2h du matin. Les deux municipalités s’entendent donc pour que leurs débits d’alcools ferment à la même heure, ce qui aura pour effet de diminuer énormément l’affluence d’Ontariens sur la rive québécoise.
Avant l’entrée en vigueur de cette loi spéciale, Hull vendait des boissons alcoolisées jusqu’à 3 h du matin tandis qu’Ottawa fermait ses débits d’alcool à 1 h. Résultat : des milliers de jeunes fêtards ottaviens traversaient les ponts entre les deux provinces pour venir terminer leur soirée en sols québécois. Le chercheur en histoire et criminologie de l’Université d’Ottawa, André Cellard explique qu’il « pouvait y avoir jusqu’à 13 000 personnes dans les bars du centre-ville de Hull chaque soir de la fin de semaine dans les années 80. Cette situation exceptionnelle était engendrée par une tolérance au niveau de la consommation publique d’alcool très différente d’Ottawa. »
« C’est un fait avéré connu par tous les voyageurs de commerce et par tous les touristes qui viennent à Ottawa qu’il faut venir à Hull pour vadrouiller. C’est une brutale affirmation, mais pour peu qu’on ait voyagé quelque peu en ville, elle n’est pas nouvelle. Pour être très insultante pour notre population, elle n’en est pas moins juste, » a d’ailleurs écrit le journal hullois Le Spectateur le 21 janvier 1909. « Au début du vingtième siècle, les lois de l’Ontario imposent la fermeture des débits de boissons à compter de sept heures du soir le samedi jusqu’à six heures du matin le lundi [et le] reste de la semaine, on ouvrait de six heure du matin à onze heures du soir », peut-on lire dans l’article Le Petit Chicago : la criminalité à Hull depuis le début du XXe siècle, publié par André Cellard dans la Revue d’histoire d’Amérique française en 1992.
Le mouvement de prohibition qui a débuté aux États-Unis dans les années 20 avec la Loi Volstead interdisant la vente d’alcool dans les bars a également gagné le Canada. L’Ontario a adopté en 1916 le Temperance Act afin d’interdire la consommation publique d’alcool, une politique qui s’est perpétuée jusqu’en 1927. Le Québec a plus frileusement emboité le pas à son voisin du sud en 1919 pour y mettre fin 3 ans plus tard.
Le Petit Chicago : Al Capone à Hull
« On se vante, n’est-il pas vrai, à Ottawa et dans les environs que l’on peut se livrer à Hull à toutes sortes de débauches, notamment à celle de l’ivrognerie », écrit Le Droit le 25 mars 1920. Hull se transforme rapidement en destination du vice : maisons de jeux illégales, prostitution et trafic d’alcool et de drogue. Selon les archives du département de police de Hull, 90% des arrestations effectuées à Hull étaient liées à des activités de fréquentation de maison de jeu, de prostitution, de désordre et d’ivresse entre 1926 et 1938. C’est ce qui qualifie le quartier que l’on nommera, parfois encore aujourd’hui, le Petit Chicago ou Little Chicago en l’honneur de la ville américaine ayant connu un très haut taux de criminalité pendant la prohibition.
La ville de Hull est devenue par la force des choses la destination favorite des noctambules ontariens, mais également des artistes. Très tôt, les tavernes jazz et hôtels luxueux du centre de Hull ont accueilli de grands noms comme Louis Amstrong et Ella Fitzgerald puisqu’il s’agissait du seul endroit dans la
région où prendre un verre et fumer un cigare dans une ambiance jazz était permis. Les lois québécoises étaient très favorables à l’éclosion de la culture du jazz, mais cette permissivité a également fait de Hull une plaque tournante du trafic clandestin d’alcool vers les États-Unis mené par Al Capone qui s’y établit dans les années 20 pour y faire passer l’alcool clandestin jusqu’aux États-Unis.
Le nombre d’arrestations ne cesse de grimper à l’époque du Petit Chicago passant de près de 1 600 arrestations en 1924 à plus de 2 600 en 1936, selon les archives du département de police. En 1936, les infractions contre l’ordre public (ivresse, indécence et désordre) et les crimes en lien avec le jeu illégal et la prostitution représentent à eux seuls 90,5% des comportements réprimés à Hull et 80% de ces crimes sont commis par des non-habitants.
Ancien fonctionnaire et conseille municipal de Gatineau, Raymond Ouimet considère cependant que « le terme Petit Chicago était exagéré. La ville de Chicago était la capitale des meurtres dans ces années. Ici, les homicides étaient rares. À Hull, on parlait plutôt d’arrestations concernant le comportement des gens ayant pris un coup. » L’historien André Cellard est d’avis qu’il ne s’agissait pas d’une lourde criminalité, mais plutôt de délits associés aux bordels, au jeu illégal et aux bars. Les meurtres et les tentatives de meurtre n’étaient pas chose fréquente dans la petite municipalité.
La strip à l’ombre du crime organisé
Près de 28 tavernes, boutiques érotiques, clubs et bars qui se concentraient sur seulement 0,25 km2 de rues attiraient à eux seuls 10 000 à 12 000 clients tous les soirs de la fin de semaine dont près de 80% étaient d’origine ontarienne, selon le rapport Tassé (1986) chargé de faire la lumière sur la situation des débits d’alcool à Hull. L’ancien conseiller municipal Raymond Ouimet souligne que l’époque de la strip, surnom que donnent les citoyens aux quelque 500 mètres de la rue principale (renommée aujourd’hui la promenade du Portage) où se réunissaient les fêtards, avait également amené avec elle le crime organisé torontois.
« Les relations entre les Ottaviens et les Hullois n’étaient pas toujours cordiales. Les jeunes ontariens arrivaient dans les rues déjà intoxiqués par l’alcool et quand les bars fermaient, ils sortaient dehors en hurlant et beaucoup de batailles éclataient, » souligne M.Cellard. Les Hullois qui résidaient dans le centre-ville ne représentant qu’un pourcent de la population totale étaient responsables de 48% des plaintes portées à la police en 1984 selon le rapport Bonhomme sur la criminalité.
« Dans les années 70 et 80, la situation à Hull était sans doute pire qu’auparavant parce qu’il y avait beaucoup de pauvreté et de violence. Il y avait plusieurs batailles et les habitants du Vieux Hull ne se sentaient pas en sécurité la nuit. Les Ontariens venaient ici parce qu’ils pouvaient boire jusqu’à 3h du matin et retournaient en voiture ivres comme des bottes, » explique Pierre Collins, retraité ayant habité dans le quartier toute sa jeunesse. Il explique que ces comportements alimentaient la tension déjà existante entre les francophones et les anglophones.
En octobre 1985, la ville de Hull annonce son intention de faire adopter par Québec une loi spéciale ordonnant la fermeture des bars à 1 h du matin. Le député provincial et ancien restaurateur, Gilles Rocheleau est défavorable à cette politique qui risque de détruire, selon lui, l’économie municipale et supprimer beaucoup d’emploi. Puisque la population se range du même côté que M.Rocheleau, la ville de Hull opte plutôt pour une augmentation de la présence policière et l’arrêt d’émission de permis de vente d’alcool. Les activités nocturnes poursuivent sur la strip.
La décennie 80 ne va pas en s’améliorant alors que le taux de criminalité atteint 14,8%. La ville peine à contenir les débordements de violences et la nuit du 16 septembre 1991 est la goutte qui fait déborder le vase. Les policiers abattent de treize balles un chien danois en pleine rue sur la promenade du Portage. L’évènement a suscité de violentes réactions qui ont été fortement médiatisées. Les médias se rangent du côté des autorités en pointant du doigt les responsables du tapage : les jeunes ontariens. « La ville de Hull lance sa campagne : les Ontariens les premiers visés. Fauteurs de troubles, restez chez vous !» publie Le Droit en 1992.
Presque au lendemain des évènements, les autorités lancent le programme Tolérance Zéro qui visait à « faire le ménage » sur la promenade du Portage pour reprendre les mots de Denis Gratton, journaliste au Droit en 2014. S’ensuit une longue saga judiciaire entre les tenanciers de bars et la Régie des alcools et des jeux. Beaucoup perdront leur permis de vente d’alcool, selon un article de Anne Gilbert et Marc Brosseau (Recherches sociographiques, XLIII, 3, 2002) après qu’Ottawa ait annoncé, en 1996, la fermeture de ses débits d’alcool à 2h du matin au lieu de 1h. Le célèbre Chez Henri ainsi que trois autres bars de la promenade du Portage cessent leurs activités huit mois plus tard. C’est toutefois en 1997 que les politiques auront raison de la strip ; Hull annonce la fermeture de ses débits à 2h du matin, à l’instar de son voisin du sud. Les Ontariens sont beaucoup moins nombreux à venir fêter dans le Vieux Hull ce qui entraine la fermeture de presque toutes les discothèques, tavernes, et clubs.
Force est d’admettre que ces mesures ont porté fruit puisque la proportion d’Ontariens à Hull passe de 67,8% en 1993 à 36% en 1999, selon Le Droit. À contrario, le centre-ville d’Ottawa connu sous le nom du By Market voit sa proportion de bars, tavernes et clubs bondir de 52% en 1998, selon la Ville d’Ottawa. Bien que plusieurs craignaient le pire, la ville d’Ottawa n’hérite pas des problèmes de Hull puisque les bars y sont moins concentrés : « 35 bars sur 5,3 km [à Ottawa] contre 18 sur 0,65 km à Hull en 1995 », selon André Cellard.
Prostitution, crime organisé, jeu illégal et violences ne sont pas les premiers qualificatifs que l’on donne à la ville de Gatineau aujourd’hui, mais son histoire démontre pourtant que les dalles de son centre-ville ont accueilli tant des étoiles du jazz que par des gangsters montréalais, torontois et américains. Le Vieux Hull se remet tranquillement de la chute de son économie du vice et fait place à une municipalité bien plus tranquille : éducation, nature, restauration et fonctionnaires dessinent aujourd’hui le nouveau visage de la ville.
Maintenant, Gatineau n’a du Vieux Hull que de souvenirs épars d’un centre-ville éteint à la fin des années 90 qui tente tant bien que mal de renaitre. Éparpillée, la ville ne réussit plus à concentrer en son centre ses scènes musicales, ses théâtres, ses musées, ses restaurants et ses tavernes. Les tentatives des autorités municipales pour enrayer la violence à Hull ont été efficaces, certes, mais sans vider le cœur de la ville de son dynamisme. Conscient du manque de centralité du Vieux Hull, les habitants espèrent toutefois que la ville parviendra à redynamiser le quartier. Selon le directeur général de l’association des gens d’affaires Vision Centre-Ville Stéfan Psénak, le potentiel du Vieux Hull est énorme et ne demande qu’à éclore. L’association œuvre depuis des années sur des projets de revitalisation du quartier. Il explique qu’il faut « que le quartier devienne un lieu d’intérêt pour autre chose que les soirées. On veut que les familles s’y intéressent et veulent y vivre aisément. Le but est d’en faire un vrai centre-ville avec une offre commerciale qui permet aux gens de bien gagner leur vie ! »
Protection municipale et jeu illégal

[endif]--Les années 80 ont marqué l’apogée criminel du Vieux Hull. Bien que la seule manière d’enrayer la violence dans la petite municipalité était d’harmoniser les lois en matière de consommation publique d’alcool avec Ottawa, plusieurs personnalités municipales dont l’ancien maire Gilles Rocheleau se montrent plutôt défavorable à des politiques plus restrictives en la matière. L’histoire démontre bien que les autorités étatique et municipale ont bien tenté de protéger les maisons de jeux et les débits d’alcool dans le centre-ville de Hull.
En 1989, le gouvernement fédéral a lui-même subventionné « à coup de millions de dollars, par le biais de [la] Banque fédérale de développement, les bars érotiques de Hull et de Gatineau, » peut-on lire dans l’article d’André Cellard publié dans Revue d’histoire de l’Amérique française. Ce n’est pas la première fois que les autorités se rangent du côté des tenanciers de bars et maisons de jeu.
Selon un jugement rendu par la Cour supérieure en 1943, l’ancien maire Alphonse Moussette ainsi que deux conseillers municipaux sont condamnés à 6000$ d’amende pour avoir « protégé certaines maisons de jeux et de paris[…] d’avoir entravé le travail des officiers de police dans la poursuite et l’arrestation des prostitués de la cité de Hull, dans le seul but de protéger le commerce de certains hôteliers, propriétaires de clubs, cafés ou restaurants […] de mai 1936 à décembre 1940.»
Selon M. Ouimet, le chef de police Adrien Robert aurait été engagé dans le Café Frontenac, un café-bar appartenant à un ami du maire Moussette. L’enquêteur-juge Surveyer chargé de ce dossier, qualifiait le Café Frontenac de « foyer du vice ». André Cellard est d’avis que les différentes vagues de protection des maisons de jeu illégales et des débits d’alcool clandestins à Hull par les autorités n’étaient pas un hasard. « Ne vous demandez pas pourquoi le casino le plus rentable du Québec est celui de Hull, situé à cinq minutes d’Ottawa. Le gouvernement provincial n’a fait que continuer ce qui existait déjà, c’est-à-dire s’approprier un commerce déjà lucratif. Bien qu’on considère que le Petit Chicago n’existe plus, l’industrie de l’alcool et du jeu a été prise en main par le gouvernement provincial avec la Société des alcools du Québec (SAQ) et Loto-Québec. »
La Société des Casinos du Québec ne cache pas son jeu : 777 millions de dollars en chiffre d’affaires et près de 10 millions de visiteurs en 2014-2015 peut-on lire sur leur site internet.
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