Prière de tout oublier
- katerinafrederic
- 16 août 2013
- 4 min de lecture
- Feature humain basé sur une histoire vécue -
Il ne lui reste que des souvenirs flous, refoulés par bribes. Le mal est fait, mais la «vie continue», dit-elle. Les séquelles psychologiques sont les plus difficiles à guérir et pourtant, on ne pourrait s’imaginer qu’en cette jeune femme se cache une enfant troublée à qui on n’a pas appris à aimer correctement. «J’ai de la misère à m’adapter aux gens, de la misère à garder mes amis», confie-t-elle la voix lourde. Des yeux profonds parsemés d’énergie cachent de manière particulièrement efficace une «enfance volée».
«Chaque fois que j’ai des souvenirs avec lui, c’est toujours de la merde. C’est peut-être pour ça que je ne veux pas toujours m’en rappeler.» C’est par un après-midi ensoleillé dans la maison de «ses parents» (son beau-père et sa mère) à cuisiner que Annie* a décidé de rouvrir de vieilles blessures. Elle pense qu’elle se souviendra de cette soirée toute sa vie ; la nuit où sa mère, son frère et elle ont décidé de ne plus jamais revenir. Une nuit interminable passée dans une maison pour femmes battues «cachée des hommes».
Ce soir-là, sa mère avait dit à son père qu’elle allait porter les enfants chez leur grand-père pour avoir une discussion au cours de laquelle «il allait probablement la tuer, ou [les] tuer.» Sa mère savait qu’il était temps, pour eux, de partir de la maison familiale. C’en était trop, c’était une feinte.Malgré la candeur d’une enfant de 8 ans, Annie comprenait. Elle se souvient avoir vu sa mère faire leurs valises. Son frère avait 10 ans à l’époque et «se souvient beaucoup plus» de cette soirée traumatisante. «Dans la voiture, ma mère nous a dit qu’on partait pour toujours et je me souviens qu’on pleurait.»
La gorge serrée, Annie raconte qu’en arrivant «dans la maison [de femmes battues], il y avait des handicapés [et que sa mère] a passé la nuit avec la police» alors qu’elle et son frère attendaient dans la chambre qu’on leur avait assignée en pleurant. Les souvenirs semblent s’être perdus avec le temps : « Je me rappelle clairement de la soirée, mais c’est bizarre. Mon cerveau a mis des traits sur plein d’affaires.»
C’était une jeune fille agitée qui «faisait des coups de cochon» quand sa mère n’était pas là et qui jouait l’innocente. Au début, ils avaient droit de visiter leur père malgré le mandat qui avait été porté contre lui. Plus le temps avançait, moins ils le voyaient. Seulement des appels téléphoniques leur permettaient plus tard de communiquer avec leur père violent. Il n’était pas lucide et encore aujourd’hui, son esprit est trop malade «pour pouvoir être un père, il en est incapable.»
«Un moment donné, il n’appelait plus parce que je l’avais poussé à bout», dit-elle en esquissant un léger sourire. Les évènements lui auront permis de comprendre et d’avoir des réactions d’adultes plus tôt que prévu tout en jouant sur l’innocence présumée de ses 9 ans. «Je savais que l’argent le faisait chier et quand je l’appelais, je lui disais que mes parents, oui mes parents, mon beau-père et ma mère, s’étaient acheté un super beau truck avec l’argent de la pension», disait-elle seulement pour le fâcher tout en sachant qu’il ne voudrait plus lui parler par la suite. Elle tournait le couteau là où ça faisait mal. Peut-être voulait-elle se venger ? Elle ne sait pas.
Un soir d’hiver alors qu’il faisait froid, ses yeux étaient réchauffés par l’alcool qui coulait dans les veines de son père. Il s’est fâché et frappait partout dans la voiture sous l’œil impuissant de ses deux enfants en larmes. Des coups qui volent dans les airs, mais n’atterrissent pas sur eux ce soir-là. Annie se souvient d’un événement marquant quand il l’a croisée dans une ruelle de Ville Marie. «Il m’a fait pleurer en me disant que ma mère couchait avec tous les hommes, que c’était une lesbienne et qu’elle l’avait trompé.» Il riait de la voir en larmes. Il la prenait dans ses bras afin de la consoler pour recommencer froidement. Pour elle, ce n’aura été que de la violence psychologique «de A à Z», mais son frère n’aura pas eu cette chance.
Récemment, «c’était sur un coup de tête» qu’elle a roulé pendant des heures pour se rendre à Rouyn-Noranda seule et pensive. Elle se souvient avoir eu un petit pincement à l’intérieur d’elle lorsqu’il regardait au sol en «grattant par terre avec son pied» en disant que ce n’était pas parce qu’il ne les aimait pas. Elle a compris que c’était la drogue et l’alcool qui l’avaient rendu «fou» au point de ne pas être capable d’aimer. «Tu ne sais pas comment faire» pour être un père dans un tel état d’esprit. Elle avait juste besoin de voir à quel point il était «con».
Aujourd’hui, elle a compris qu’il ne «faut pas se démolir [puisque] la vie est déjà assez dure.» Elle a appris à ne plus accorder d’importance à son passé pour ne pas s’autodétruire. «Honnêtement, j’ai vraiment eu une vie de merde jusqu’à maintenant», dit-elle la tête haute. Ces évènements ont endurci sa personnalité et elle affirme que personne ne pourra plus jamais lui marcher sur les pieds. La vie s’active et ne s’arrête pas. Il faut suivre pour survivre en laissant derrière ce qui doit y rester.
Au Québec, on dénombre à un peu moins de 19 800 infractions conjugales pour 100 000 habitants en 2012, selon l’Institut de la Statistique du Québec. On constate tristement que 6 personnes sur 10 sont victimes de voies de fait à divers niveau dans un contexte familial la même année. La Fédération de ressource d’hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec dispose de seulement 37 maisons d’hébergements dans 11 régions du Québec.
* Annie est un nom fictif afin de protéger l'identité de la personne.
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